Entretien avec Héloïse HALIDAY,
propos recueillis par Estelle MARLOT.
Héloïse HALIDAY Psychologue clinicienne et enseignante chercheuse |
Estelle MARLOT Directrice du CH d’Issoire |
Retrouvez l’entretien filmé d’Héloïse HALIDAY sur YouTube.
La santé du dirigeant : une prise de conscience ?
Estelle MARLOT – Vous êtes actuellement psychologue clinicienne, enseignante-chercheuse à l’université de Bourgogne et vous êtes connue du monde hospitalier pour tous les travaux que vous avez menés en son sein. La première question que j’aimerais vous poser au sujet de la santé du dirigeant, c’est pourquoi ce sujet est aujourd’hui particulièrement d’actualité ?
Héloïse HALIDAY – Il est possible d’inverser complètement la question : pourquoi ne s’y est-on pas penché plus tôt ? Qu’est-ce qui a empêché les dirigeants eux-mêmes, mais aussi les chercheurs et la société, de s’y intéresser ? Tout dialogue ne se passant que dans une interlocution, des responsabilités sont probablement partagées.
Quand j’ai fait ma première recherche sur le vécu des directeurs d’hôpital pendant la pandémie, l’une des premières réactions fut : « Pourquoi voulez-vous faire ça ? », et, assez rapidement après, c’est devenu : « Merci beaucoup de nous donner la parole. » Mais la première réaction est quand même toujours une réaction de surprise, indiquant presque que les directeurs que j’allais interroger avaient le sentiment qu’ils n’avaient rien à dire. Pendant un moment, il a été fait complètement fi de cette question parce que c’était indicible. Je pense que ce moment existe toujours, nous sommes plutôt du côté progressiste à nous intéresser à cette question.
C’est très probablement en lien avec un certain éthos1 assez sacrificiel de la position de dirigeants, dont nous reparlerons après. Mais une autre partie de la question va chercher du côté de la société et du côté des chercheurs eux-mêmes. Pendant un moment, ce fut compliqué pour avoir tout simplement accès aux dirigeants.
Prenons l’exemple d’un directeur d’hôpital. Avant l’étude que nous avons menée avec Florent SCHEPENS, sociologue, sur le vécu des directeurs d’hôpital pendant la pandémie (le début de cette étude date de 2020), il y avait les travaux de François-Xavier SCHWEYER, sociologue à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). Heureusement qu’il était là car il y avait peu de travaux à part ceux publiés par les directeurs eux-mêmes.
Ces derniers avaient à la fois cet avantage et cet inconvénient d’être censés être représentatifs de la profession et, par conséquent, de continuer à taire ce qui était tu dans la profession et ne pouvait être investigué qu’à l’aide de quelqu’un qui n’en était pas. C’est tout l’avantage du chercheur de poser des questions qui sont un peu incongrues, un peu inconvenantes, mais auxquelles le sujet se plie finalement dans l’intimité du colloque singulier de l’entretien ; il se plie finalement à y répondre et, voire se prend au jeu.
Il y a également la question sociale, voire sociétale.
Pourquoi, pendant un moment, il n’a pas été entendable que les dirigeants, les directeurs puissent avoir de quelconques problèmes de santé ? Je pense que c’est toujours un peu compliqué à entendre aujourd’hui. Même moi, parfois, quand j’essaie de soumettre des papiers, je vois bien que mes collègues chercheurs se tendent un peu parce que je m’intéresse aux directeurs d’hôpital. Les directeurs d’hôpital font classiquement partie de la classe dominante et, à ce titre-là, ils dominent déjà tellement qu’au fond, il faudrait que la recherche, les journalistes et la société en général s’intéressent beaucoup plus aux difficultés, à la pénibilité du travail de ceux et celles qui ne font pas partie de ces classes dominantes. Au moment où est sortie la stratégie nationale de 2016 du ministère de la Santé « Prenons soin de ceux qui nous soignent », je ne sais pas combien ont entendu que ce « Prenons soin de ceux qui nous soignent » concernait tout l’hôpital, donc les secteurs techniques, administratifs, logistiques, et aussi les directeurs.
La santé des dirigeants : un secteur de prévention prioritaire ?
Estelle MARLOT – L’enquête menée sur la santé des dirigeants par la Fondation MMA montre que 50 % des dirigeants souffrent de fatigue, 50 % de stress et 40 % de nervosité ; 69 % évoquent au moins un trouble de santé et, malgré cela, 28 % des dirigeants reconnaissent n’avoir mis en place aucune démarche de soins. Selon vous, à quoi est due cette forte négligence que les dirigeants ont à l’égard de leur propre santé ?
Héloïse HALIDAY – À mon sens, oui, la santé des dirigeants est un secteur de prévention prioritaire. Mais je vais d’emblée être prudente en disant que c’est oui du point de vue d’une psychiste, de quelqu’un qui s’intéresse beaucoup plus à la santé mentale. Du côté de la santé physique, nous savons qu’il y a des formes de pénibilité du travail qui abîment considérablement plus le corps que le travail physique tel qu’il est fait par les directeurs d’hôpital.
En revanche, du point de vue psychique, il y a beaucoup de choses très complexes, et donc très intéressantes à étudier, que les directeurs d’hôpital sont obligés de mettre en place vis-à-vis d’eux-mêmes dans le travail psychique qu’ils font pour rester en lien, avec une attention permanente à ce que leur disent les personnes avec qui ils font parfois huit réunions par jour sur des thèmes différents.
Là, je pense qu’effectivement il y a quelque chose d’intéressant parce que ne pas prendre soin de soi est une forme de déni de toute possibilité qu’il nous arrive quelque chose (c’est vu, par exemple, chez les soignants, parfois même chez les médecins).
C’est entrer dans une profession avec l’illusion, le fantasme que le fait même d’aborder un certain métier, d’entrer dans un certain corps professionnel nous éloignera de tout risque et de toute maladie, de toute difficulté (c’est de la pensée magique). C’est typiquement un fantasme retrouvé chez les soignants. Serait-il retrouvé chez les directeurs d’hôpital ? Ce serait une question intéressante.
Plus encore, il y a évidemment un certain éthos, une certaine éthique du travail qui est malheureusement un peu dévoyée chez les directeurs d’hôpital, c’est-à-dire un éthos du sacrifice. C’est quelque chose que j’ai entendu dans mes entretiens.
Cela résonne quand même très fort, peut-être beaucoup plus fort que dans certaines entreprises, avec la mission de l’hôpital, avec tout le vocabulaire encore extrêmement empreint de religion entendu au sujet de l’hôpital. L’hôpital a la vocation de soigner, l’hôpital a une mission, c’est quelque chose d’assez transcendant qui, à mon sens, touche une partie des directeurs aussi. Lorsqu’elle ne les touche pas, lorsque ce n’est pas pour cette raison-là, il y a quand même une certaine représentation de ce qu’est la posture de dirigeant, avec l’idée que le dirigeant est celui qui est fort, celui qui ne craque pas, celui qui ne laisse pas ses émotions entrer dans le champ, biaiser sa prise de décision.
Cette représentation peut être un facteur de délaissement du soin de soi, notamment du point de vue du soin psychique, à savoir qu’il y aura forcément de bien plus grandes difficultés à reconnaître être soi-même en grande difficulté. Et pour avoir des contacts avec des directeurs, des directrices d’hôpital qui viennent de sortir d’école, ce type de difficulté psychique n’attend pas forcément dix ans pour se manifester puisque dès le premier poste, il y a souvent un éloignement géographique, un éloignement de la famille, des amis, du compagnon ou de la compagne, et donc une sorte de « misère affective » qui n’aide pas à supporter la charge que prennent les directeurs et directrices.
À mon avis donc, il y a comme une éthique du sacrifice qui est assez caractéristique de toutes les professions de direction, mais qui, ici, vient rencontrer l’éthos du monde hospitalier en général, autour de la vocation à donner de soi – plus encore que pour la fonction publique – pour le soin aux plus démunis et aux patients qui jouent pour quelque chose dans cette espèce de déni des difficultés qui peut être ressenti.
Silo affectif, recherche de la performance, un terreau pour la violence ?
Estelle MARLOT – Dans un article consacré à la violence faite à l’égard des sportifs, le Dr DENIZOT-BOURDEL, psychiatre en charge de crise à Clermont-Ferrand, explique que « plus le niveau est élevé, plus le rapport d’autorité est élevé. Et quand on recherche de la performance, on est enclin à accepter plus de choses ». Selon vous, ce mécanisme est-il à l’œuvre lorsque les directeurs d’hôpital se réfugient dans, je vous cite, une « solitude émotionnelle et affective lors de leur exercice professionnel » ?
Héloïse HALIDAY – Avec Florent SCHEPENS, nous avons travaillé sur l’idée que, un peu comme les silos organisationnels, il pourrait y avoir des silos affectifs, c’est-à-dire une organisation affective qui clive les directeurs les uns des autres et qui aussi les éloigne de leurs propres affects.
Donc, d’une part, parce que l’éthos particulier du directeur d’hôpital, c’est que comme il est très fort, il est hors de question d’être fragile et encore plus de l’être devant les autres, devant les pairs, parce que, comme cela m’a toujours été dit, « le corps est petit et cela va se savoir à un moment ou à un autre », et parce qu’il y a ce rapport à la décision du roi Salomon où nous décidons et nous tranchons sans affect. Ce que j’ai trouvé intéressant quand vous m’avez parlé de cet article, c’est le terme « performance ».
Parce que, immédiatement, je me suis dit que nous voyons la performance au sens de l’hyperspécialisation et de la technologie de pointe, mais nous pouvons aussi entendre la performance au sens anglais du terme, c’est-à-dire to perform, « se théâtraliser soi-même ».
Et là, je me suis dit qu’il y avait probablement quelque chose à voir. Quand j’étais à l’EHESP où j’ai fait quelques groupes de codéveloppement, J’ai beaucoup entendu parler de la posture. J’ai toujours trouvé que « posture » était un terme extrêmement fixiste, qui impliquait quelque chose de très stable, voire d’un peu rigide, d’une position qui se serait figée comme un masque, alors que la position, le positionnement, indique une forme de mouvement qui permet de penser que le directeur ou la directrice n’est pas le ou la même tout au long de la journée, parce que nous pouvons enlever certaines vestes d’autorité ou les remettre. Nous avons tout un tas d’apparitions sociales différentes, cela vaut pour les directeurs aussi. Donc, quand j’ai vu « performance », je me suis dit que nous recoupions de très bons travaux sur la sociologie des professions et la sociologie des émotions autour de ce qu’on appelle le travail émotionnel.
Il y a une partie du travail émotionnel que doivent fournir les directeurs qui consiste à faire apparaître un masque toujours correct, ne dépassant jamais de ses limites, ne sortant jamais de ses gonds, que, du côté des cliniciens, nous pourrions appeler « un faux self ».
C’est-à-dire une espèce de croûte qui se développe autour du vrai soi ou autour de ce que nous ressentions comme authentique et qui est une forme de croûte qui nous aide à ne pas se sentir trop « intrusés », trop mis en difficulté par les rencontres avec l’extérieur, mais qui, au bout d’un moment, quand elle s’autonomise, peut rendre tout à fait impossible l’accès à quelque chose d’authentique chez la personne qui ne donne à voir que son « faux self ». Là, nous pourrions avoir une forme de performance théâtrale en permanence du bon directeur. Qu’est-ce qu’un bon directeur ? Celui qui tranche sans affect, celui qui est capable de prendre beaucoup sur lui-même, celui qui n’est pas fragile, celui qui n’est pas vulnérable, celui qui est capable de faire le travail en faisant croire que le travail n’est pas violent.
C’est intéressant parce que nous savons que les directeurs en prennent aussi « plein la tronche ». Certains sont plus exposés que d’autres.
Mais nous savons aussi qu’avoir un rendez-vous pour remettre une sanction disciplinaire à quelqu’un, c’est souvent peu agréable ; avoir des rencontres avec certains représentants syndicaux qui, à bon escient évidemment, ont un certain nombre de revendications qu’ils font passer avec des styles oraux, des styles d’éloquence qui parfois y vont un peu fort… tout cela secoue ; les relations avec ses collègues à l’intérieur d’un Codir, cela secoue aussi et tout cela peut être entendu comme un gigantesque théâtre social.
Donc effectivement, du côté de la performance, si les directeurs n’entendent la performance que du côté du masque, que du côté de la nécessité d’être dans l’acte de pointe, l’hyperspécialisation, la super technicité, nous risquons d’être en permanence dans une forme de « faux self » qui empêche l’accès à soi, à ses propres éprouvés et, par conséquent aussi, à ses propres difficultés, à sa propre souffrance lorsqu’elle est là.
Hommes et femmes dirigeants, même combat ?
Estelle MARLOT – Alors, dernière question : à l’heure du MeToo, les femmes dirigeantes et les hommes dirigeants mènent-ils le même combat ? Sachant que, d’après des études, les femmes ont deux fois plus de troubles musculo-squelettiques que les hommes, ont 26 % de risques de cancer supplémentaires et trois fois plus de signalements en raison de souffrances psychiques. Tout cela, selon le rapport d’information de la Délégation aux droits des femmes et du Sénat. Selon vous, les dirigeantes dans le milieu hospitalier sont-elles touchées par les mêmes risques professionnels que les hommes ?
Héloïse HALIDAY – Il y a des études très intéressantes qui tournent autour de cette question, mais pas du côté de la santé. En psychologie sociale, des collègues ont étudié ce qui est appelé le phénomène de « la falaise de verre ».
Nous connaissons tous le phénomène du « plafond de verre », c’est-à-dire qu’au bout d’un moment, quand nous sommes une femme, nous montons, puis nous rencontrons un obstacle que nous n’avions pas vu au départ, mais qui semble pourtant être bien là.
Des chercheurs ont décrit autre chose, à savoir le fait que, dans certains cas, dans les entreprises, parce que les organisations sont en crise, nous allons avoir tendance à mettre des femmes à leur tête avec tout un tas de questions qui se posent. Est-ce que c’est précisément – et les chercheurs se le posent comme cela du côté de la falaise de verre – parce que l’entreprise est en crise que, pour éviter d’avoir à ternir la réputation d’un collègue masculin, nous ne mettrions pas une femme ? Il y a d’autres théories : est-ce que nous ne mettrions pas une femme parce que les femmes sont plus connues pour leurs capacités de communication, d’apaisement de l’ambiance, qui leur permettraient de reprendre les rênes d’une institution un peu en difficulté et de faire remonter tout le monde pour éviter de se noyer ?
Cela me paraît assez intéressant à étudier parce que, du côté des violences, il est déjà difficile de parler de la souffrance de ceux qui dirigent, et parler de violence, cela se fait dans quelques entretiens, et encore… Il y avait une interviewée, par exemple, qui m’avait parlé de la violence du métier mais en tant que telle, elle n’avait pas parlé de la violence intersexe.
Je pense qu’il y a encore quelque chose d’un tabou et qu’il faudrait creuser parce que je ne peux rien affirmer. Ce qui, en revanche, m’est apparu effectivement pendant mes entretiens, c’est que je n’ai jamais entendu chez les hommes la nécessité (même quand ils me racontaient leurs premières histoires, leurs premiers postes, quand ils revenaient sur leur parcours) de s’habiller pour « faire grand » ou de s’habiller, de se coiffer ou de se préparer pour avoir l’air sérieux. Tandis que, de fait, chez un certain nombre de femmes, j’ai entendu cette nécessité-là.
Notamment, je me souviens d’une cheffe d’établissement qui m’avait raconté qu’elle avait tout adapté à son premier poste, c’est-à-dire qu’elle avait coupé ses cheveux au carré dans une coupe extrêmement rigide, elle avait mis des tailleurs en permanence.
En fait, elle me disait : « J’étais à la moitié de ma vingtaine et j’avais une apparence physique qui correspondait complètement à la posture que j’avais choisi d’adopter, à savoir rigide, froide, pour qu’on me prenne au sérieux. » Après, je peux aussi dire que, du côté des groupes de codéveloppement que j’ai menés, un certain nombre de jeunes hommes ont pu faire part aussi de la discrimination qu’ils subissaient du fait de leur âge.
Pour moi, il est évident que toutes les études convergent. L’hôpital ne peut pas être la seule exception à l’ensemble des études qui sont faites là-dessus. Très probablement, certaines discriminations touchent de façon spécifique les femmes, et ce d’autant plus que tout l’éthos du bon directeur, tout l’idéal autour de la nécessité de ne pas montrer ses émotions, le fait d’être fort, le fait de ne jamais se montrer fragile, nous savons que ces idéaux professionnels ont plutôt tendance à être discriminants pour les femmes, puisque les hommes sont socialisés de façon à ne pas montrer leurs émotions, tandis que les femmes, au contraire, sont socialisées de façon que leurs émotions paraissent, et ce de manière assez naturelle.
Dans beaucoup de fonctions, publiques comme privées, nous savons que les femmes vont s’occuper beaucoup plus de ce qu’on pourrait appeler « les tâches ménagères de l’organisation » : le fait d’organiser des pots de départ, de faire attention à ce que tout le monde se sente bien dans un service, de faire attention à ce qu’il y ait des fleurs, à manger, à ce que les gens soient bien accueillis, etc.
À l’université, des études vont jusqu’à dire que, en termes de responsabilités (les responsabilités pédagogiques et les responsabilités recherche n’ont pas le même poids, ce n’est pas aussi « classe »), comme par hasard, les femmes se retrouvent plutôt à adopter des responsabilités pédagogiques. Elles se retrouvent même propulsées par leurs collègues dans des responsabilités pédagogiques quand les responsabilités en recherche sont encore un peu plus détenues par des hommes. Je pense que nous pourrions faire des observations similaires.
Ce serait par exemple très intéressant de voir, au niveau des divers postes à l’intérieur d’une même équipe de direction, sur toute la France, combien de postes de DRH sont tenus par des femmes plutôt que par des hommes ? Combien de postes dits « régaliens » aujourd’hui, DAF et DAM par exemple, sont tenus par des femmes et pas par des hommes.
Là, il y a beaucoup de pistes de recherche, notamment parce que la seule chose que nous pouvons faire, c’est transférer des acquis scientifiques, d’autres positions, à celles de l’hôpital. Mais à mon avis, on risque de trouver des résultats qui sont à peu près les mêmes.