Jurisprudence
La responsabilité des gestionnaires publics

Partager
Temps de lecture : 6 minutes

Depuis le 1er janvier 2023 et l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics, les ordonnateurs et comptables des établissements de la fonction publique hospitalière sont entrés de plain-pied dans ce nouveau régime de responsabilité.

Élaboré dans une certaine discrétion associée à une communication tardive par le gouvernement, ce texte avait suscité des inquiétudes à l’approche de sa promulgation et de son entrée en vigueur. Le contexte précaire de la gestion des ressources humaines des établissements, en particulier l’enjeu médical, avait ajouté aux interrogations sur la portée et les conséquences possibles de ce nouveau régime.

Un an et demi après sa promulgation, et alors que la situation de tension sur les rémunérations médicales perdure, voire s’amplifie, il est utile d’examiner les premiers pas de ce nouveau régime et la jurisprudence produite par la chambre du contentieux de la Cour des comptes. Cette jurisprudence accessible à tous permet de repérer les premières tendances. Certaines étaient attendues, d’autres sont plus surprenantes.

Un nombre d’affaires modeste, a fortiori pour les établissements de la FPH

La jurisprudence de la chambre du contentieux, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance, consiste en vingt-sept arrêts, dont quatre relatifs à la gestion d’établissements de la FPH (trois centres hospitaliers et un EHPAD). En continuité avec le régime précédent de la Cour de discipline budgétaire et financière, un faible nombre d’affaires est jugé. Rapportée au nombre de contrôles des chambres régionales des comptes, la mise en cause de la responsabilité des ordonnateurs des établissements reste rare, pour ne pas dire exceptionnelle.

L’extension de la portée du régime de responsabilité par l’ordonnance du 23 mars 2022

La chambre du contentieux de la Cour des comptes a commencé dès janvier 2023 à traiter des affaires en appel résultant du régime précédent de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), ainsi que des affaires transmises à la CDBF non jugées. De surcroît, dans un arrêt du 10 juillet 2023 – Centre hospitalier Sainte-Marie à Marie-Galante (Guadeloupe), la chambre du contentieux a développé un argumentaire particulièrement important sur le régime de responsabilité applicable. Elle a considéré que l’affaire devait être jugée non sur la base des règles en vigueur au moment des faits, mais sur celles de l’ordonnance du 23 mars 2022. La chambre développe un raisonnement sur l’application de la loi dans le temps que nous reproduisons in extenso :

  • “5. Aux termes de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) du 26 août 1789 susvisée, « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ».
  • 6. Le 1er alinéa du I de l’article 29 de l’ordonnance du 23 mars 2022 susvisée fixe son entrée en vigueur au 1er janvier 2023. Le régime de responsabilité des gestionnaires publics instauré par cette ordonnance est de nature répressive, comme l’était le régime antérieur de responsabilité, créé par la loi n° 48-1484 du 25 septembre 1948 et codifié jusqu’au 31 décembre 2022 au titre 1er du livre III du Code des juridictions financières (CJF).
  • 7. Les principes généraux du droit et du procès répressif sont donc applicables au présent contentieux sous réserve des spécificités du système répressif de droit public financier. Ainsi, si les règles édictées par l’ordonnance concernant la procédure et l’organisation des juridictions sont d’application immédiate, la règle de la non-rétroactivité prévue par l’article 8 de la DDHC concernant les infractions s’impose à la Cour des comptes.
  • 8. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) susvisée reconnaît également le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères, son article 7 stipulant que « nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même, il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise ».
  • 9. Toutefois, s’agissant des infractions, le justiciable est susceptible de se prévaloir de l’application immédiate, au présent contentieux, des dispositions plus douces édictées par l’ordonnance précitée. Ce principe à valeur constitutionnelle a été consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 80-127 du 20 janvier 1981, sur le fondement de l’article 8 précité de la DDHC.”

La chambre a considéré que le régime de l’ordonnance devait s’appliquer rétroactivement en jugeant ses dispositions « plus douces » que celles du régime antérieur et devait ainsi bénéficier aux justiciables. Le raisonnement qui combine principes constitutionnels, principes généraux du droit, règles européennes et jurisprudence du Conseil constitutionnel est particulièrement remarquable. L’appréciation d’un régime plus favorable aux justiciables paraît reposer sur deux éléments principaux : la nécessité d’un préjudice financier significatif pour que la responsabilité soit engagée et le plafonnement des sanctions. La chambre a confirmé sa jurisprudence sur ce point dans plusieurs affaires jugées postérieurement. Les ordonnateurs sont désormais fixés : les actes de gestion conclus avant le 1er janvier 2023 et qui seraient déférés devant la chambre du contentieux seront jugés selon les dispositions de l’ordonnance du 23 mars 2022.

Premiers éléments sur la notion de préjudice financier significatif

Plusieurs arrêts sont venus préciser l’interprétation de la notion de préjudice financier significatif, l’un des critères d’engagement de la responsabilité des gestionnaires publics qui avait suscité le plus d’interrogations à la parution du texte.

C’est ainsi que dans la première décision de la Cour d’appel financière le 12 janvier 2024 – société Alpexpo –, plusieurs caractéristiques du préjudice financier ont été énoncées. En premier lieu, la juridiction considère qu’il n’est pas nécessaire de fixer avec précision le montant du préjudice, mais que l’estimation d’un ordre de grandeur peut suffire. Ensuite, et dans le cas d’espèce, il est considéré qu’un préjudice évalué à 15 000 euros n’est pas significatif au regard d’un montant de chiffre d’affaires de la société de l’ordre de 6 millions d’euros.

Dans un autre arrêt de la Cour des comptes concernant la Régie métropolitaine Parcub devenue Metpark du 5 juillet 2024, le directeur de la régie et le directeur financier ont été condamnés en raison d’une faute grave ayant occasionné un préjudice financier significatif. En l’espèce, la Cour des comptes a reproché l’émission tardive, voire le défaut d’émission, de titres de recettes. Le préjudice financier a été établi à 376 600 euros pour le directeur et à 348 400 euros pour le directeur financier ; ces montants ont été considérés significatifs par comparaison avec la moyenne des produits de gestion constatés sur la période (19,6 millions d’euros).

Ces deux affaires donnent une échelle de préjudice encore imprécise et mesurée en termes relatifs ; tout juste peut-on affirmer qu’un préjudice représentant 0,25 % des produits d’une entité n’est pas jugé suffisant, alors qu’un pourcentage de l’ordre de 1,8 % donne lieu à condamnation. En revanche, dans un arrêt du 3 mai 2024 – département de l’Eure –, un préjudice de l’ordre de 1 million d’euros consécutif à une escroquerie sur un budget départemental de 677 millions d’euros a été considéré comme significatif. Il représente pourtant seulement 0,15 % du budget. Il faudra d’autres jugements pour déterminer si le caractère significatif du préjudice est systématiquement apprécié au regard du budget de l’entité concernée ou si le montant en valeur absolue peut, dans certains cas ou à partir d’un certain seuil, être retenu.

La prise en compte des circonstances d’espèce dans les sanctions appliquées

Dans l’affaire Régie métropolitaine Parcub citée supra, il est intéressant de noter la différence d’échelle de peine entre les deux gestionnaires concernés : pour des préjudices voisins, le directeur a été condamné à payer une amende de 2 500 euros, le directeur financier une amende de 8 000 euros. L’écart constaté entre ces montants s’explique par les circonstances prises en considération par la Cour des comptes. En particulier, c’est la situation du directeur, alors sans emploi et en fin de droits au titre de l’indemnisation du chômage qui a conduit le juge à retenir une amende significativement plus faible.

La Cour a également prononcé des peines de 2 500 euros d’amende dans l’affaire du département de l’Eure, peine relativement faible par rapport à l’importance du préjudice en valeur absolue. La prise en compte des circonstances de l’escroquerie, montée en bande organisée et mettant en œuvre des moyens particulièrement sophistiqués, a été déterminante. Ces circonstances atténuantes ont joué au regard des manquements relevés dans les contrôles d’émission de factures.

La prise en compte des circonstances d’espèce pour apprécier le degré de responsabilité des gestionnaires publics apparaît donc comme un élément essentiel du raisonnement des juges et peut constituer un argument majeur pour la défense des justiciables.

La protection fonctionnelle peut-elle être demandée dans le cadre de la mise en cause de la responsabilité financière ?

Sur ce sujet important, la doctrine disposait que la protection fonctionnelle due aux agents publics mis en cause dans le cadre de leurs fonctions était écartée, à la différence des mises en cause sur le plan pénal ou civil. Des ARS ont récemment notifié des refus, appliquant des consignes du secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales.

Une ordonnance en référé du TA de Paris le 14 mars dernier a émis un avis contraire, considérant que le principe général du droit à la protection fonctionnelle des agents publics n’était pas explicitement exclu du régime de la responsabilité financière. Après avoir vérifié que les faits reprochés n’étaient pas détachables du service, le juge a suspendu la décision de refus de la protection fonctionnelle, qui doit être à présent appréciée au fond. Cette décision est très attendue. En effet, des opérateurs d’assurance se sont déjà positionnés pour couvrir par des contrats de protection juridique les frais de défenses auxquels les gestionnaires publics pourraient être exposés.

Les premiers pas du nouveau régime de la responsabilité financière dessinent un tableau encore flou qui réclame la vigilance du SYNCASS-CFDT. La prise en compte des circonstances d’espèce, au contraire d’une application aveugle de cadres parfois très difficiles à respecter, est un signal positif important à confirmer. La faculté de chacun de bénéficier ou non de la protection fonctionnelle sera également à suivre de très près.